Justine T. Annezo, autrice du blog mondes fugaces, poursuit notre rubrique “histoires d’indinautes” avec ces bacchanales estivales qui ne pourront se dérouler cet été. La Mousseigne reprend le chemin de la vigne mais…
On m’appelait la Mousseigne comme on n’écrirait un poème.
On m’appelait la Mousseigne mais je n’étais que bohème.
On voulait me faire croire que je donnais le pas entre les rangées de raisins à peine bourgeonnés. On voulait me faire croire que j’étais la maîtresse femme de cet alignement de ceps dont je ne connaissais pourtant que le fruit qui emplissait mon ballon de rouge lors de soirées mémorables et inoubliées. On voulait, après tout et était-ce un crime, me faire rêver à un autre temps. Alors que les femmes travaillaient aux champs, habillées de leurs longues jupes brunes couvertes d’un tablier usé et sale. Alors que l’on parlait un autre français, l’Occitan d’ici, trop au sud pour être adopté en Terre d’Oïl.
Je suis ainsi devenue cette apprentie Mousseigne, alors que le temps s’était arrêté. Ou plutôt le mouvement. Car le temps, lui, continuait à langoureusement dessiner nos présents immuables. C’était le temps confiné et ma sortie hebdomadaire dans la vigne était ma plus belle liberté, elle était mon voyage immobile, mon exploration miniature. Elle était ma respiration.
Je reprends à présent le chemin de la vigne de façon plus régulière et plus exigeante alors que la vie a presque repris son cours, calquant mon pas sur celui d’une Mousseigne des temps modernes. La vraie, celle-là. Elle parle un français qui ressemble au portugais, elle mélange les deux airs chantonnant du Sud, celui de son pays et celui de l’Occitanie. Elle s’appelle Ludivine. Ludivine a troqué la longue jupe brune couverte d’un tablier usé et sale d’antan, pour un short synthétique et bleu du présent. Elle possède la même force que ces femmes des champs de naguère néanmoins, elle possède la puissance des femmes œuvrant avec les veines de la terre. Ludivine a la peau tannée par le soleil, les mains parcheminées par ses travaux. Ludivine a le visage lisse et mat de la travailleuse du grand air. Elle pourrait être sans âge tant elle paraît jeune. Elle pourrait être sans âge tant son âme est sage. Ludivine connaît la vigne, elle n’en possède aucune mais elle les connaît toutes. Il y a des cépages qu’elle aime plus que d’autres. Pas au goût. Mais au toucher.
Alors, Ludivine qui refuse de se faire appeler ainsi joue pour nous son rôle de « Mousseigne ».
J’enfile mes gants de jardinière pour emboîter son rythme connaisseur. Je regrette déjà le contact de la feuille fraîche du matin contre ma peau mais le fil de fer qu’il me faut remonter m’endolorit beaucoup trop. Je suis le mouvement répétitif de ce palissage de la vigne. Je défais le crochet qui tient les fils bien ajustés au pied du cep ; je monte les fils prenant bien garde d’entraîner les branches rebelles ; j’embrasse les grappes bourgeonnantes au passage ; j’unis les fils à nouveau, en hauteur cette fois-ci ; je crochète enfin. Je défais le crochet qui tient les fils bien ajustés au pied du cep ; etc. etc. Je compte les crochets sans plus compter mes pas. Quelle répétition magnifique qui laisse à mon âme tout le loisir de s’épandre en mille pensées.
Mon cœur a changé de pôle, j’honore néanmoins le même Dieu. De Dionysos, Dieu du Théâtre à Bacchus, Dieu de la Vigne, tous deux sont nés de la cuisse de Jupiter ou de Zeus selon que vous soyez Grec ou Romain. Tous deux m’enivrent furieusement. Mes dionysies théâtrales sur les planches ont procuré une telle ivresse à mes rêves, il est vrai. Tombant amoureuse au balcon, devenant politique en 1940, grandissant sous la peau de mes personnages, vivant toutes ces vies que je n’osais m’accorder. Pendant un instant fugace, j’étais ivre de cette fausse réalité qui était la seule à importer.
Mes bacchanales estivales, elles, m’étourdissent.
Je continue cet étrange retour à la terre entrepris de façon détournée il y a un an. Je poursuis ce retour littéral et figuré à la racine. J’accomplis mon retour à l’origine de mon essence d’artiste. Je talonne ce voyage inconscient de la « culture » vers l’ « -agri- », suivant le chemin inverse de l’humanité qui a d’abord cultivé ses sols avant de cultiver son esprit. Je parachève la boucle inconsciente de mon cheminement d’âme : ma vie ignorante a commencé dans la culture sans savoir qu’étymologiquement toute culture provenait de l’agri-culture, et non l’inverse ; puis en quête de sens mais toujours ignorante de cette racine fondamentale, j’ai planté mes mains dans la terre, ce qui a fini par redorer l’imagination de ma créativité. Ayant à présent nouvellement appris cette vérité originelle, je peux pleinement appréhender que l’épanouissement de ma culture personnelle ne puisse plus se départir de sa dimension agricole. L’agriculture me donne cette illumination, cette nécessité ardente d’entrelacer les mots entre eux autant que cette vigne s’entrelace indomptée. Les mots sont devenus la vigne vierge de mon intérieur.
Et je l’ai profondément sentie grandir à l’intérieur de mon cœur, se ramifiant à chaque veine, comme j’ai contemplé se développer cette vigne occitane du printemps vers l’été. Combien ont-ils changé ces ceps immobiles ! J’ai rencontré la feuille si petite et le bourgeon à peine éclos sur le pied ridé que j’aurais pu croire mort, alors que mars touchait à sa fin. Et les voilà forêt vierge qui me dépasse et m’arrose en perle du matin. J’ai décelé les minuscules grappes presque invisibles, et les voilà qui se pollinisent aujourd’hui, seuls trésors au milieu des feuilles parasol. J’ai vu les allées bien dessinées en boulevards pour laisser l’humain battre son pavé, et les voilà qui poussent dans tous les sens me dissimulant les rangées.
La vigne est une liane, elle s’en fiche de nos crochets, de nos fils, de nos piquets, elle veut juste s’emmêler avec sa voisine, fille ou garçon. Leurs petits filaments s’entrelacent et s’embrassent amoureusement entre les allées. Et moi, je suis l’ange exterminateur qui vient enfreindre cet amour sans ménagement. Il me faut les séparer pour mener mon dessein d’humaine contre nature et barbarement remonter les fils qui les tiendront emprisonnés, qui les garderont séparés. Moi pour qui toute séparation est une déchirure, je viens infliger cette souffrance à une plante innocente dont la langueur arrosée s’apparente à l’amour.
Et je sais bien que tous mes gestes répétitifs sur des hectares et des hectares sont là uniquement pour faciliter la besogne de la grande machine qui ne saura pas leur parler d’amour en cueillant ses raisins. Alors, j’essaie malgré tout, dans le rythme forcené de cette course entre les rangées, d’en donner un peu à cette vigne presque malmenée, de cet amour qui lui sera refusée dans quelques semaines. Mais elle s’en fiche de mes mains qui la caressent sans délicatesse, elle préfère être la rosée de l’escargot. Elle préfère être le balancier du gastéropode trapéziste. Parce qu’elle sait bien que, malgré mon cœur mou, je ne suis là que pour la dresser en champs Élysées.
C’est toujours au Zénith que mon corps capitule. Le soleil de plomb finit par avoir raison de mes complexes de jambes lourdes, j’échange mon pantalon contre un short – une longue jupe brune aurait été trop anachronique – qui ne me protège plus des herbes sauvages et agressives. Alors la vie fourmille dans mes jambes. Pas uniquement celle de mes muscles, celle des minuscules points rouges, griffures et autres blessures laissées là par les ronces, les chardons et les agapharotes. Mes bras aussi se fortifient, brûlés, cloqués, giflés. Puis la douleur familière dans ma nuque s’invite. Celle-là même qui accompagne n’importe laquelle de mes activités et qui est finalement devenue le synonyme étonnant d’une certaine quiétude.
Les vignes ont changé de bruit depuis que le temps s’est déconfiné. Les voitures, les camions, les engins de construction emplissent mon espace sonore. Je regrette le mutisme de nos présents immuables, les vignes faisaient silence alors, répondant aux longues jupes brunes recouvertes d’un tablier usé et taché de mon imagination.
Et de nouveau mon esprit s’ébranle, comme une dernière bouffée de vie intérieure. Malgré le brouhaha malséant, la vigne a ce même effet salvateur sur mon cœur. Pendant que mes jambes se griffent, que ma nuque se casse, j’oublie l’irréalité quotidienne. J’oublie que le monde est un vengeur masqué. Nul besoin de gestes barrières face à la vigne, elle ne reconnaît pas le mot corona. J’oublie ce que je maudis. J’oublie cette grande injustice : tout le monde est de sortie sauf le spectacle vivant, on rouvre le Puy du Fou mais pas les Festivals. Que Bacchus est injuste quand il se fit à Jupiter, mais que Dionysos est libre quand il fait la nique à Zeus. Il va falloir réinventer disent les saltimbanques, mes amis dont je ne fais plus partie, tous mes copains qui ont le besoin urgent de nous partager du rêve, qui ont le devoir passionné d’être insolents et révolutionnaires. Ils essaieront autrement et je tenterai de leur prêter mes mots, que cette vigne, que cet autre Dionysos, a faits si prolixes aujourd’hui.
Mon cœur a changé de pôle, j’honore néanmoins le même Dieu. Et quel Dieu ! Le plus libre, le plus téméraire, le plus joyeux, le plus exutoire. Ô Dionysos, où te caches-tu en ces temps troublés où l’on t’enferme pour l’été ? Je viens à toi, je tente de communier par cette vigne qui te fait notre autre Dieu, je tente de réanimer ton âme pourrissant entre les planches mortes et abandonnées, je tente de te ramener à tous les saltimbanques amputés qui ne pourront pas t’honorer cet été.
Et, comme la Mousseigne, je reprends le chemin de la vigne au petit lendemain encore bleu, encore humide. Je suis le balancement des branches vigneronnes, penchant d’un côté puis de l’autre alors que l’on monte le fil d’un côté puis de l’autre. J’aime ce basculement, c’est comme une danse. C’est comme le mouvement du bateau sur la mer. Et le bruit des feuilles qui se frottent, s’élèvent, se fouettent y ressemble aussi. Et les gouttes de rosée qui virevoltent jusqu’à ma langue en auraient presque le goût aussi.
Et je me laisse gifler par les lianes humides, et je me laisse griffer par les herbes sauvages… Tout ça pour te ramener, ô Bacchus, à tous les saltimbanques amputés qui ne pourront pas t’honorer cet été.
Quelques mots sur Justine
Née en 1989 à Toulouse, Justine est une personne vive et alerte dans la vie, dont le moyen d’expression artistique s’est rapidement tourné vers la littérature, pour délivrer des œuvres au plus près de l’intime des rencontres et dessiner une trace unique de ses expéditions vers des mondes inexplorés et authentiques. Bercée par la comédie et la mise en scène théâtrale, elle s’est échappée d’un univers trop contraint à son goût, pour épouser les terrains de jeu sans limites que lui ont offert ses voyages initiatiques dans l’espace et dans le temps. Nous pouvons ainsi nous abandonner avec bonheur dans son monde romanesque en trois dimensions où la grande Histoire vient percuter le fil de ses récits façonnés avec une précision d’orfèvre.
Superbe, les émotions tellement bien écrites…
Merci
Merci beaucoup pour ce beau message de soutien.