Justine T. Annezo inaugure notre rubrique « histoires d’indinautes » en filant l’anaphore Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille. Au travers de cette valse des escargots, elle nous partage un peu de ses carnets de voyages que vous retrouverez sur son blog mondes fugaces.
Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille. Les escargots font conciliabule sur le muret de pollen, Polynice.
Je regarde, vagabonde immobile, le monde à travers ma fenêtre. Je contemple les escargots s’en donner à cœur joie pendant que moi je m’enferme, pendant que moi je me confine. Comme je l’envie cette course aux escargots, comme je voudrais me mouvoir de leur lenteur sous la pluie, que mon immensité soit un muret de jardin, que ma félicité soit un chagrin de printemps.
L’immensité d’un désert rouge américain
J’ai vécu moi aussi mon rêve d’abyme. C’était peut-être hier, c’était peut-être il y a mille ans. Je me tenais seule dans le monde, mon immensité était un désert rouge américain, ma félicité était un soleil d’hiver de l’Utah. Je me tenais seule dans le monde, transcendée par mes vagabondages, par mon âme en métamorphose, par le papillon qui se transformait en moi.
Je m’étais languie des semaines, des années, de ces paysages rouges ; je chérissais l’attente précieuse qui m’avait menée jusqu’à eux. Et soudain, je les ai perçus, les ai découverts presque bleus tant la neige était blanche. Étais-je déçue, non ! J’en pleurais tant ils étaient magnifiquement surprenants, tant leur couleur importait peu, la terre prenait des formes et des reliefs si particuliers. C’était gigantesque et incompréhensible.
J’étais emplie de joie, d’amour, de possible. Je n’en revenais pas. Je sentais toutes mes cellules interagir avec ce voyage américain qui me transformait. L’Amérique nourrissait ma pulsion d’émancipation, ma pulsion de vie, ma pulsion d’amour. L’Amérique donnait raison à mes témérités, elle me donnait le droit de rêver gigantesque et de croire à l’impossible, tous les impossibles. L’Amérique m’ouvrait sur le monde, confiante et sans peur.
J’ai ainsi longé tous les précipices baignés de soleil, j’ai contemplé toutes les crevasses de la Terre. Absolument solitaire. J’étais reine du monde seule face à l’immensité. Je prenais la mesure de mon rêve. Je chantais. J’étais amoureuse. J’étais parfaitement au présent.
La fête à la grenouille
Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille. Les escargots font conciliabule sur le muret de pollen, Polynice. Et je les rejoins en courant comme une enfant. Imaginant un autre monde, rejoignant un autre pays. Mes rêveries se mouillent avec délectation sous la pluie, c’est mon Irlande qui me murmure entre les gouttes, qui colore ma fenêtre en vert, qui me rappelle que tout est possible.
Insaisissable Irlande
Ah, mon Irlande, qu’elle me paraît insaisissable aujourd’hui, probablement tourmentée par ses vents Atlantique, certainement griffée par ses pluies éternelles. Ah, mon Irlande, comme elle me manque… Que ne l’ai-je gagnée tant qu’il était encore temps !
Cette Irlande qui m’a totalement et irrémédiablement bouleversée et dont je ne reviendrai jamais vraiment. Cette Irlande qui a été mon explosion et ma réconciliation. Cette Irlande qui a ébranlé tout ce que je savais de moi, me laissant là sur le pavé en mille morceaux que je ne reconnaissais plus. Cette Irlande qui a guéri plus tard chacun de ces morceaux abîmés, les a repositionnés comme dans un tableau de Picasso et a illuminé le chemin vers une autre version de moi-même. Cette Irlande qui est mon éternel refuge et que mon cœur avait choisie, il y a quelques semaines et après tant d’errements américains, comme monde fugace pour déposer mon âme vagabonde en attendant de trouver ma juste place sur Terre.
L’Irlande m’attend patiemment pourtant, aussi immobile que moi, prête à accueillir mes prochaines errances dormantes, prête à accompagner mes rêveries et à les transmuter sur le papier.
Mais…
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Le conciliabule des escargots
Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille. Les escargots font conciliabule sur le muret de pollen, Polynice. Ils font route, solitaires ; je contemple leurs antennes invisiblement unies aux nuages. J’admire leur corps mou qui se meut sous son écrin. Ça bouge vite quand même un escargot quand on y regarde de plus près. Enfin, « vite » c’est un bien grand mot, c’est plus une question de perspective. Chaque absence de mouvement est d’une extrême lenteur et pourtant ils se déplacent.
Mon âme s’alanguit de leur course. Chemin faisant, elle trace sa route, elle s’infuse, elle prend son temps pour livrer ses rêveries sur le papier. Je me suis mise au diapason de ce confinement qui nous limite, de cet enfermement qui nous libère. Confiné n’est maintenant plus qu’un mot abstrait et impalpable, cependant ; il devient le prétexte à mon voyage immuable.
Et je fais l’éloge de l’immobilité. Je savoure la beauté infinie de cette quarantaine, je ne m’émerveille plus de crevasses immenses des profondeurs sur ma Terre-Neuve, ni ne me fascine de la violence des éléments sur mon île du Bout du Monde ; je contemple l’infime, je me perds dans la valse lente des escargots entre les gouttes.
Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille.
Quelques mots sur Justine
Née en 1989 à Toulouse, Justine est une personne vive et alerte dans la vie, dont le moyen d’expression artistique s’est rapidement tourné vers la littérature, pour délivrer des œuvres au plus près de l’intime des rencontres et dessiner une trace unique de ses expéditions vers des mondes inexplorés et authentiques. Bercée par la comédie et la mise en scène théâtrale, elle s’est échappée d’un univers trop contraint à son goût, pour épouser les terrains de jeu sans limites que lui ont offert ses voyages initiatiques dans l’espace et dans le temps. Nous pouvons ainsi nous abandonner avec bonheur dans son monde romanesque en trois dimensions où la grande Histoire vient percuter le fil de ses récits façonnés avec une précision d’orfèvre.
Très beaux textes.
Merci Beaucoup.